Journal de Diatomée
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Ma nouvelle Maryline trompe la mort ·

Ma nouvelle Ailleurs

Publié le 28/10/2016 dans Art.

Cette nouvelle a été rédigée en 2012-2013. Elle se compose de deux parties et aborde le thème de la folie. Bonne lecture.

Ailleurs

En bas

À cette époque, lorsque je me promenais la nuit pour profiter du calme des rues pavées, de la tranquillité des chemins serpentants, grimpants et descendants dans les bois au cœur de la ville, je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait. Je parcourais souvent un chemin désert qui débutait lorsque la plupart des gens se reposaient de leurs pénibles et épuisantes journées de travail. Ainsi, je ne voyais jamais leurs faces ravagées par l’anxiété, la colère ou le dégoût. Cela me convenait parfaitement. Voici mon histoire, contée d’ailleurs.

Le jour faisait place à l’obscurité qui l’avalait copieusement. Cette nuit-là, de gros nuages masquaient la Lune et les étoiles. Le tonnerre grondait vers l’Ouest. Il s’approchait et cela me plaisait. J’adorais sortir très tard ces nuits d’été où tellement de chaleur avait été fournie, où tellement de sueur et de puanteur avaient été délivrées par les travailleurs, les pollueurs et tous ceux qui participent au déroulement d’une société fondée pour et par l’argent ; ces nuits d’été que le temps décidait parfois de balayer d’un bel orage bien violent comme pour tout remettre en ordre, ou presque. Le taux d’humidité grimpait en même temps qu’une inévitable odeur de pourriture provenant des sacs-poubelle jonchant les trottoirs et des égouts, mélangée à celle émanent des déjections canines que je m’efforçais tant bien que mal de contourner. C’était ainsi que débutait ma lente marche dans les sales et sombres ruelles éclairées aux réverbères dont le bruit électrique me perturbait. Ce grésillement perpétuel, tout proche de quelques fenêtres ouvertes, ne semblait déranger que moi. J’entendais aussi d’innombrables cons cloîtrés dans « Les Habitations à Loyer Modéré » – mais trop chères quand même – qui vociféraient devant la télévision comme si les joueurs de football ou de rugby présents sur l’écran pouvaient recevoir leurs messages. Bref, je n’étais plus très loin de la tranquillité à laquelle j’aspirais tant et l’eau arriva soudainement, telle une bénédiction. Les gouttes s’écrasaient violemment sur ma tête et tout le reste. Des flaques se formaient en à peine quelques secondes. Une symphonie mélodieuse se formait par la multitude de percussions sur la carrosserie rouillée d’une vieille automobile et par une gouttière qui crachait par vague des litres et des litres. Deux chats aux poils trempés bondirent de surprise en me voyant passer tout près d’eux avant de se glisser rapidement sous le pare-choc de la caisse pour l’un et dans une fente donnant sur une cave pour l’autre. Je m’éloignais progressivement des éclairages pour bifurquer dans une allée étroite en pente assez raide pour qu’elle contienne des marches. On ne pouvait pas la rater, car elle se situait juste à côté d’un monument dit « historique » qui était en fait une église sans aucune allure, surtout comparé à la magnifique cathédrale à l’architecture gothique qui surplombait la ville. Il s’agissait certainement de donner de l’importance à quelque chose qui n’en avait pas plus qu’une autre et je me disais que tout possède une histoire et que par conséquent, tout est historique. Le petit chemin très sombre que j’empruntais descendait dans une cuve. On l’appelait d’ailleurs « La Cuve ». Cet espace était touristique le jour. On pouvait fréquemment y rencontrer des chevreuils et même quelques rares fois des écureuils roux, lorsque l’on savait prendre le temps d’être à l’écoute de la nature. De nombreux autres animaux y vivaient plus ou moins paisiblement, dans un cadre végétal constitué d’arbres et de plantes diverses. J’entreprenais la descente de l’escalier dans le noir absolu. Je connaissais bien ces lieux et je pouvais assez aisément avancer malgré les nombreux obstacles se présentant à moi – des feuilles glissantes, une marche manquante et même le sol boueux constitué en grande partie d’argile. Un éclair frappa la cime d’un haut pin qui craqua bruyamment, juste sur ma gauche, avant de laisser basculer dans l’humus aux senteurs agréables quelques épaisses branches touffues. Je m’exaltais de ce temps funeste et j’espérais que l’humanité subirait elle aussi tôt ou tard – mais plus tôt que tard – les affres du ciel, le sort macabre de ce pauvre conifère qui lui ne le méritait pas. Il me semblait par moment voir la Lune à travers l’épaisse couche nuageuse dans la stratosphère parcourue sans cesse par des serpentins électriques. Quel spectacle magnifique ! Seulement, celle-ci me laissait pensif. Son éblouissement grandissant me paraissait exagéré pour un astre éclairé que d’un minuscule croissant la veille. Je ne voyais pourtant pas ce que cela pouvait être d’autre. Peut-être une comète ? Non, je l’aurai su. Étrange. Mes yeux se détournèrent lorsque ma descente fut terminée.

J’arrivais dans la cuve. Avec les champs de blé, les enclos à chevaux et à moutons, cet endroit ressemblait à un village. Je voyais quelques intérieurs de maisons jaunis par des lampes sans vraiment y porter attention. Le petit poney, nommé Pégase, dormait ou tremblait de peur dans sa cabane. Sa porte fermée, je ne pouvais lui rendre visite. De toute façon, la seule chose qui l’importait était de manger sans cesse et je le comprenais. Je me dirigeais à présent entre la rangée d’habitations et les parcelles cultivées, évidemment pleines de pesticides. Un détecteur de présence déclencha un spot qui brouilla ma vision. Un chien se mit à aboyer, puis il fut relayé par un autre, puis par un troisième. Cette cacophonie plus qu’irritable me donnait généralement l’envie de soit annihiler la source du problème – l’idiot qui croyait protéger son pavillon merdique des voleurs en plaçant son ampoule sur le chemin – soit d’oublier tout simplement, mais ce n’était jamais simple. Pour cette fois, je pensais plutôt à me focaliser sur la silhouette immobile se trouvant au pied du tronc d’un chêne, à une cinquantaine de pas. Celle-ci m’inquiétait. Elle ressemblait à celle d’une femme ou d’un homme portant une cape et un capuchon sur la tête. Son buste orienté vers moi m’effrayait un peu. Pour masquer cette crainte, j’avançais toujours à la même lenteur, l’air décontracté. L’étrange lumière – qui prenait une teinte verte – planait toujours au-dessus et ombrait fortement le renfoncement de son crâne au niveau des globes oculaires. Les gouttes d’eau rebondissaient sur son nez arqué vers le bas, semblable à celui de la méchante sorcière des contes pour enfants. Une fois à sa hauteur, je vis sa bouche, où plutôt sa gueule, s’ouvrir. En effet, cette dernière n’avait rien d’humain. Elle était vide, dépourvue de dents et particulièrement gigantesque. Même « Le Cri » de ce bon vieux Ed1 ne pouvait rivaliser avec la taille démesurée de ce gouffre. D’ailleurs, lorsque les éclairs frappaient et illuminaient son visage, je distinguais aisément sa peau stupéfiante, car pleine de crevasses et de rides peu communes. Je lui trouvais des similitudes avec l’écorce d’un arbre, mais ce n’en était certainement pas un. Je me retrouvais paralysé de peur. Impossible de fuir. Non pas que cette créature était hideuse, loin de là, mais juste surnaturelle. Je pensais à la mort, au dernier jour de ma vie et à ce monde de merde que je croyais quitter lorsqu’une voix sortit de ce trou béant à l’haleine inodore. Je n’en compris pas un mot, ni même un son prononçable. Il ne m’avala pas et son murmure m’apaisa. La lumière verdâtre se détacha du ciel et se déplaça à la manière d’un énorme feu-follet qui rétrécissait pour terminer sa course dans la gorge de l’inconnu. Les yeux de ce dernier s’ouvrirent instantanément et son torse se bomba, comme s’il venait de reprendre son souffle, de revenir à lui et à la vie. Ses pupilles se fixèrent alors sur moi tandis que sa gueule retrouvait sa position initiale. Les stries sur son visage disparaissaient autant que faire se peut et il ressemblait dorénavant plus à un humain malade ou fatigué avec sa peau blafarde qu’à un monstre. Ses lèvres se mirent à frémir puis à articuler de façon plus normale :

— Aide-moi.

Ces mots prirent le temps de raisonner en moi avant que je comprenne. Cette voix enrouée, ce visage de vieillard outragé par je ne savais quelle bizarrerie, semblait en effet avoir besoin d’aide. Seulement, je ne savais que faire et lorsque je m’apprêtais à lui demander comment l’aider, il se mit à parler dans un langage incompréhensible. Il délirait. De toute évidence, personne ne pouvait plus rien faire pour le sauver. Une seconde de lucidité dû le traverser, car il déterra un piquet métallique qui servait autrefois de support à un écriteau rédigé au feutre « Slipman’s Home » pour se le planter dans le cœur. Sa mort me parut tout de même rapide, mais peut-être pas assez à son goût. Il semblait avoir vécu l’enfer.

La boule de lumière sortait de son corps inerte à demi étalé dans la boue. Il était assis là, l’échine courbée tel un pantin cassé. « Bon sang ! Le pauvre type. », m’exclamais-je tout en suivant du regard l’objet sortir. Oui, la sphère mutait. Elle restait toujours bien ronde et flottait dans l’air, mais elle avait perdu sa puissante intensité quelques secondes après le décès de Jack – j’avais décidé de le nommer ainsi, car ce texte était sérigraphié en gros avec une bouteille sur son affreux débardeur, visible sous son imperméable jaune entrouvert désormais maculé de sang. Elle s’avançait vers moi. Je cherchais donc quelle serait ma façon de réagir si elle venait trop près. Je n’avais plus tellement peur et j’aurais pu courir, mais la chose me fascinait. Elle était devenue liquide, puis à nouveau dure. Entre ces deux états, elle semblait partir en fumée. Ce moment précis la faisait à chaque fois sautiller dans un cycle ni trop lent, ni trop rapide. Je voulais m’en approcher pour mieux observer le phénomène lorsqu’elle vira dans des teintes oscillantes du rouge au pourpre. Cela m’inspira la méfiance. Je veillais à bien garder la bouche fermée pour ne pas subir la même fin tragique que Jack.

Elle passait à une vingtaine de centimètres par-dessus mon épaule et je la parcourais des yeux sans ciller. Elle s’écartait de moi. Ma cage thoracique se relâcha et je soufflais de soulagement. Je remarquais que le grondement du tonnerre avait cessé et que l’averse n’était plus qu’une timide pluie fine. L’étrange luciole termina son voyage sur un rocher noir ; un morceau de basalte qui n’avait nullement sa place ici, dans cette région lointaine d’un quelconque volcan. D’ailleurs, il n’était pas là auparavant. Je m’en approchais pour l’analyser. La sphère avait totalement disparu – absorbée par le caillou plus sombre que la nuit elle-même. Celui-ci se dressait dans une butte de terre fraîchement retournée, sans aucune herbe autour, sans aucune mousse verte dessus. Sa surface lisse aurait dû permettre les reflets même dans l’obscurité, mais je n’y voyais rien d’autre que le néant – un néant à vous glacer les tripes ou à faire pâlir davantage un cadavre. Mes poils se hérissaient malgré l’eau qui les collait à ma peau. Et puis… Et puis ce fut le trou noir, comme si je m’étais évanoui. Je ne saurais estimer le temps de cette interruption mentale, mais à mon réveil, je n’étais plus le même. Fatigué, je décidais de rentrer chez moi, la cervelle pleine de pensées morbides, laissant Jack aux corbeaux. Une fois les escaliers remontés, je pouvais admirer une part de la Lune, détester à nouveau l’odeur des ruelles et les lamentations de ceux qui supportaient une équipe de sport minable. Malgré cela, je savais que plus rien ne serait pareil. Je sentais déjà les ténèbres s’emparer de mon être.


Les jours passaient, mais tout restait noir. Je vivais probablement la souffrance de Jack. Jack qui n’était plus là où il gisait. Jack qui n’avait figuré dans aucun journal. Apparemment, j’étais le seul à percevoir ce gros caillou qui s’élargissait continuellement – physiquement ou dans mon esprit. Peu importait. En bas vivait un être puissant, une créature n’ayant nullement sa place parmi la végétation et les animaux. Lorsque j’en parlais au peu de gens que je connaissais, ils compatissaient tout simplement. Ils me regardaient d’un air désolé. En fait, ils me prenaient pour un fou – un « détraqué » comme j’avais pu entendre l’un d’eux parler à mon sujet. Très vite, je me mis à les détester, puis à les renier jusqu’au dernier, jusqu’à me retrouver totalement isolé. Plus de famille. Plus d’amis. J’étais seul. Seul avec moi-même. Seul avec mes sombres pensées qui prenaient de plus en plus de place dans cette misérable cervelle. Seul avec mon rocher émanent la mort. Je voulais crever. Malgré cela, mes virées nocturnes continuaient. En fait, je ne distinguais plus vraiment la nuit du jour. J’étais devenu un zombie, un cadavre ambulant dans les rues parmi tant d’autres, parmi vous. Je ne dormais plus. Le rocher m’appelait constamment. Je ne l’entendais pas à proprement écrire, mais il m’attirait tel une drogue dont on dépend. J’avais bien tenté de m’en séparer de nombreuses fois, sans succès. Il me rongeait petit à petit de l’intérieur et m’attirait vers lui quotidiennement. Lorsque je lui rendais visite, je m’agenouillais à sa base et le fixer du regard un bon moment. Cet instant me paraissait très long, mais lorsque j’étais de nouveau entre les quatre murs de mon lugubre appartement, je constatais grâce à l’horloge digitale qu’à peine une heure s’était passée, ce qui correspondait juste au laps de temps nécessaire pour descendre et remonter à pied la cuve ; cette maudite cuve désormais tellement hideuse, tellement horrible. Si les gens la percevaient telle que je la voyais, ils en feraient des cauchemars ou mieux, ils se suicideraient. Elle était, à mes yeux, devenue un espace dépourvu de toute forme de vie dans lequel trônait le rocher faramineux et son ombre tout aussi démesurée, au centre de pitoyables petites collines de cendres humidifiées par un climat malsain si particulier. J’avais l’impression de me retrouver dans une immense gueule fétide à chacune de mes venues. Je priais pour qu’elle ne se referme pas lorsque les vibrations, voire les tremblements, remontaient du sol pour me secouer dans l’épaisse poussière formée par cette matière grise et noire qui couvrait le chemin, les champs d’orge et tout ce qui se trouvait à terre. J’étais comme un marin en mer pris dans une tempête infernale. Ce malaise incommensurable me faisait parfois vomir ou m’évanouir, mais je ne pouvais m’empêcher de m’y rendre.

Toute réflexion faite, il était bien probable que je sois fou.

En haut

Il n’y avait aucun repère, aucune chose à laquelle se rattacher. Rien ne m’était familier. Je voulais me lever, mais j’étais attaché. Ce n’était pas par de la ficelle, des menottes ou quelque chose de matériel. Non, c’était bien pire ; une confrontation intérieure, une manipulation de l’esprit. Peut-être était-ce moi-même qui m’infligeais ce calvaire. Je me sentais comme dans une tombe, l’air un peu plus présent j’imagine, car je n’étouffais pas. J’avais très froid et l’atmosphère m’était insoutenable. Je me remémorais ces moments caniculaires, assis sur un couvre-sol de merde ressemblant à du parquet en train de jouer à la console, en petite jupe et maillot, un bâton de glace fruité entre les lèvres. Ces instants tranquilles qui me faisaient parfois oublier qu’à l’époque j’aspirais surtout à voyager, connaître le bout du monde, même si toute chose ronde n’a pas de bout. Mais quand je voyais ce putain de trou à rat dans lequel j’allais sûrement moisir, je me disais que la vie était vraiment merdique. Je ne savais même pas si je pouvais dire que je voyais. Ah mais c’était ça ! Je ne voyais rien justement. J’étais aveugle ! Peut-être même mort vu que rien ne me retenait et que je ne pouvais pas lever le grand doigt et gueuler « Fuck you » à tout-va. Tenez, encore mieux, je pensais être un de ces satanés zombies puisque justement, je pensais. Pas à ingurgiter un maximum de chair fraîche, tendre et savoureuse. Non. Je pensais à tout un tas de conneries (lire ci-avant). Et croyez-moi ou pas, un mort-vivant, ça pense ! J’étais fou. Cela faisait déjà quelque temps que je le savais. C’était la raison pour laquelle avant ça j’étais seul, abandonné en toute légitimité des quelques proches que j’avais. Qui voudrait être l’ami d’un taré ? C’était la question que je me posais lorsqu’une voix caverneuse brisa le parfait silence.

Elle n’était pas compréhensible, ce qui me paraissait fort dommage. Une seconde voix au timbre un peu différent la relaya. Je prenais la chose du bon côté et me réjouissais de ne pas être sourd. Pour l’occasion, je parvenais même à distancer les coins de mes lèvres l’un de l’autre. Je souriais comme l’enfant béni ; celui qui esquive les gouttelettes d’eau calcaire qu’on lui balance au visage devant un rassemblement de crétins. C’était pathétique, mais ça avait le mérite de me donner l’impression de pouvoir faire mes premiers pas dans ce cloître, ce que je m’empressais d’essayer sans hésiter. Étrangement, je n’avais pas pensé qu’il suffisait d’ouvrir les yeux pour voir. Quel con ! Il faisait toujours noir, mais un peu moins. Une fine brèche vers le haut permettait à la lumière d’entrer. Je venais de comprendre où j’étais. Les parois noires, lisses et dures ; il n’y avait pas de doute. J’étais dans le rocher basaltique, celui qui m’avait hanté durant tant de temps, celui qui m’avait rendu fou. Je doutais qu’il soit encore dans la Cuve, car ma tentative de promenade fût un lamentable échec. C’était sans pesanteur que je flottais dans cette pierre creuse et froide, à moins qu’un liquide – permettant tout de même de respirer – m’enveloppait. Il fallait que j’aille voir ce qu’il se passait de l’autre côté de la fente, mais j’avais peur. Je faisais quelques moulinets avec mes bras pour voir dehors. Ce n’était pas comme s’il y avait autre chose à faire. Je me percevais alors comme un nouveau, presque né. J’allais me réincarner en caillou dans le liquide amniotique de ce putain de rocher. La discussion de grognements s’éloignait. Je voyais deux randonneurs en raquettes par l’interstice. J’étais toujours dans la Cuve. Les sons provenaient vraisemblablement de leurs bouches, mais n’étaient clairement pas humains, pensais-je l’esprit embrouillé. Embrouillé, car au même instant, je percevais une chouette posée sur une branche enneigée qui ne hululait absolument pas de façon normale. Elle ne hululait d’ailleurs pas. J’allais mal, très mal. Alors, misérablement, je hurlais par-delà l’ouverture : « Briiiiiiiiiikǿrrrrrrrg-äñooork. ». C’était horrible. Je voulais simplement dire « aidez-moi » sur un air de supplication. Au lieu de ça, sur la première syllabe, j’avais l’impression de – tout au mieux – imiter le dauphin malade. Une dernière solution se présentait à moi pour me sortir de là. J’entrepris alors de me claquer violemment la cervelle sur cette maudite paroi déprimante. Je ne pouvais m’empêcher de crier à chaque percussion, mais les sons ne ressemblaient en rien à des cris de souffrance. J’aurais aimé voir mon sang gicler, sentir toutes mes dents valser sur ma langue. À la place, j’avais le droit au plus étrange des phénomènes auxquels j’avais pu assister depuis ces derniers temps. Le rouge entachait le noir. La paroi absorbait délicatement mon sang comme la neige immaculée l’aurait fait, tandis que moi j’héritais à chaque coup de tête d’un peu plus de force. Je mutais en vieil arbre ; un de ceux qui paraissaient être plantés là depuis toujours, l’écorce sombre et charnue et j’avais la sensation de pouvoir briser le basalte qui se ramollissait sous l’emprise de ma vie d’humain. Une vision me fit tressaillir dans un dernier souffle. C’était celle de Jack. Jack qui avait dû passer par là. Jack qui s’était suicidé dès qu’il en avait eu la possibilité. Jack qui avait disparu. J’étais désormais ce pauvre type. Je devenais plus lent et moins flexible, ce qui m’empêchait de poursuivre. Mes derniers mouvements ressemblaient à de légères ondulations. Le temps passait. J’avais alors la tête baissée et je pouvais constater que je portais toujours mon long manteau et mes bottes dépareillées sur ce sol rouge de mon sang. Le basalte avait disparu pour laisser place à une membrane pas tout à fait opaque, car je percevais les contrastes de l’extérieur. Mes mains étaient bois. Je sentais que mon visage l’était également. J’avais cependant gardé ma forme humaine. Je n’avais plus froid. Mes paupières finirent par se joindre et mes pensées, par s’évaporer.

Je me réveillais tout en avalant une grande bouffée d’air pour emplir mes poumons. J’étais redevenu l’humain que j’étais, un bon nombre d’années en plus. Un grand arbre m’abritait des premières gouttes d’une pluie battante. La Cuve était luxuriante de végétaux. L’eau boueuse s’appropriait mes chaussures. Ces dernières étaient percées par les semelles. Comme il faisait très chaud, j’enlevai quelques habits. Le tonnerre grondait au loin. J’avais la sensation de revivre cette nuit où j’ai rencontré Jack, sauf que cette fois j’en étais son ersatz. Quelqu’un comme l’ancien moi viendra-t-il ici, en pleine nuit ? J’avais du mal à y croire, car je n’avais jamais croisé d’autre bipède la nuit sur ce chemin. Un grésillement continu venait des hautes herbes derrière moi. Je me retournais et découvris une pierre de basalte. Elle gisait là, au pied du chêne. Elle transformait en cendre la verdure qui l’encerclait. Elle était la même qu’à notre première rencontre ; pas le moindre éclat de lumière, lisse et plus noire que le noir. Je sentais la pourriture, ma pourriture. Je me décomposais et attirais toute une faune affamée. Je hurlais et je courrais. Je me débattais. Les corbeaux me picoraient. Le caillou me haïssait. Son grésillement s’intensifiait et les chiens aboyaient et la lumière m’aveuglait. Pourquoi es-tu parti Slipman ?