Journal de Diatomée
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Ma nouvelle Extrabêtes

Publié le 29/10/2016 dans Art.

Cette nouvelle de Fantasy a été rédigée en 2013 pour un concours sur le thème La cours des miracles.

Extrabêtes

Il ne fallait pas plus que quelques grammes d’argent nickelé pour obtenir la lévitation parfaite de ce beau ragondin d’environ six kilogrammes. Les efforts fournis ces derniers jours avaient porté leurs fruits – ou plutôt le rongeur – et cette expérience était une réussite.

Le sablier indiquait 17 heures et le jour avait cédé sa place à une nouvelle nuit froide d’hiver. Je m’étais assise dans le fauteuil, bercée par les flammes de l’âtre qui se mirent à osciller avec vivacité. Je me tournais pour regarder par la fenêtre. Le vent ne pouvait s’engouffrer dans le conduit de cheminée, tout simplement parce qu’il ne soufflait pas. Au loin, par delà la forêt, le Dragon Céleste peignait de jaune, d’orange et de rouge le ciel étoilé. Le temps que son grondement ne me parvenait pas, je le jugeais assez calme. Une magnifique aurore boréale serpentait dans le stratoplan. Elle tirait mystérieusement sa source là où se dressait le volcan et à en croire la légende, les âmes de mes parents ainsi que tant d’autres la composaient.

Derrière moi, le feu fut subitement soufflé. J’aperçus alors deux lumières flottantes dans l’air. Je sus aussitôt. Ce n’était pas la première fois que cet événement se produisait. Le feu éteint, le puissant éclairage… Voilà les principaux symptômes du phénomène. Cela n’annonçait rien de bon et je craignais de nouveau l’abduction. Des organismes extramonde allaient encore m’emmener dans leur vaisseau pour m’étudier ou pour je ne savais quoi. Le ragondin ne se rendait compte de rien. Il faisait toujours ses pirouettes à quelques centimètres au-dessus de l’argent nickelé. J’entendis alors une portière claquer à l’orée du domaine des conifères. J’avais raisonné juste. Une soucoupe volante trônait sur un gros rocher – phares allumés – et un humanoïde court sur pattes se déplaçait déjà vers l’entrée de mon repère. Je cognais sur la vitre pour l’informer que le laboratoire était fermé et que j’arrivais dans quelques instants. M’ayant comprise, il attendit. Il devait avoir une excellente ouïe. Je pris délicatement mon ami par le cou pour le replacer dans un jardin artificiel correspondant à son biotope. Puis une fois à l’entrée, je passais ma combinaison anti-gelures avant d’affronter le grand froid. L’être n’avait pas bougé d’un pas. Il était si petit que, de loin, ça le rendait mignon. De près, son regard perçant, sa peau rouge sang et ses mains pleines de doigts en forme de lames aiguisées n’inspiraient guère confiance. Mais avec le troisième type, je savais qu’il ne fallait pas se fier aux apparences.

— Je suis Barknar de l’implosée Amok et je requière ton aide, espèce humaine.

— Salut, je suis la professeure Marnie MacDemon.

— Qu’il en soit ainsi ! répondit-il d’une voix presque naturelle.

Sa bouche en forme de X devait difficilement pouvoir faire mieux. Il pivota sur lui-même dans le but de retourner à son vaisseau réalisé en une matière semblable à de l’aluminium. Un moteur vrombissait sous la carcasse de l’engin et au bruit qu’il faisait, je doutais qu’il puisse encore aller loin. Je n’avais aucune envie de me retrouver dans cette boîte de conserve sphérique et parfaitement aérodynamique – bien que criblée de petites météorites –, mais malheureusement, l’individu m’y traîna de force par le contrôle de mon mental. Devais-je vraiment coopérer avec une telle brute ? J’avais l’impression de ne pas avoir le choix. Il ouvrit la porte, puis passa le premier. J’entrais à mon tour. Mon premier avis avait été que cette soucoupe paraissait monoplace, mais je fus stupéfaite que l’on puisse s’entasser là-dedans de la sorte. Nous étions quatre à bord. L’engin ne possédait aucune visibilité vers l’extérieur et je me demandais comment il avait fait pour ne pas s’écraser. Les membres de l’équipage se présentèrent tranquillement et j’en fis de même, sans la moindre hostilité malgré le fait que l’un d’eux venait de me manipuler sans scrupules. Un autre avait les mêmes aspects physiques que Barknar et il s’appelait Zôm. Le dernier, du nom de Yuri, était originaire de la défunte planète Entropion et faisait bien un mètre de haut pour environ dix kilogrammes d’écorce desséchée, agrémentée d’une végétation quasi crevée. Son monde avait subi une démagnétisation due à la redondance cyclique interstellaire, ou quelque chose comme ça. Je n’avais rien compris à dire vrai. J’occupais donc plus de place qu’eux autres avec ma taille et ma corpulence moyenne d’humaine, ce qui ne m’empêcha pas de me plaindre.

— Nous sommes à l’étroit ici. Pourrions-nous discuter à mon laboratoire ? Nous y prendrions le thé, ajoutais-je afin de les convaincre.

Zôm et Barknar me regardèrent, se consultèrent rapidement des yeux, puis dirent presque en chœur :

— Administrons-nous du thé !

Quant à Yuri, elle m’envoya par pensée qu’elle avait soif. Cela ne m’étonnait vraiment pas.

— Bien ! m’exclamais-je. On aura moins froid qu’ici.

Du givre couvrait le câblage massif suspendu avec de grosses agrafes ainsi que le tableau de bord composé d’une multitude de boutons aux symboles indescriptibles et lumineux. Il suffisait de se mouvoir maladroitement pour appuyer sur n’importe lequel d’entre eux, ce que je fis évidemment. Cela eut pour conséquence un arrêt du moteur dans un claquement net. Sur les visages de Zôm et Barknar, je lisais le désespoir. Yuri n’en avait pas et c’était peut-être mieux ainsi. Je venais de faire quelque chose de mal en touchant malencontreusement cette touche et j’en étais navrée. Nous fîmes quand même comme si rien était, puis durant le temps où je forçais l’ouverture aux joints givrés, mes hôtes se métamorphosèrent en humain. Cela me plaqua violemment sur la porte qui s’ouvrit. Je les découvris d’en bas, les fesses dans la poudreuse. C’était stupéfiant. Ils avaient recours à une technologie qui m’était parfaitement inconnue. Les planètes Amok et Entropion avaient pris fin et mes futurs disciples avaient définitivement perdu leurs ailleurs respectifs. Je sentais qu’ils avaient en tête de vivre ici. Peut-être était-ce parce qu’ils avaient fait l’effort d’avoir une apparence proche de celle de mes congénères et moi-même, jusque dans le détail des habits. Ou bien parce qu’ils ne m’avaient pas tuée lorsque – il me semblait – j’avais détruit leur engin de transport. Après tout, un organisme restait un organisme. Il lui fallait simplement trouver un endroit agréable pour vivre et s’épanouir.


Le thé infusait au centre de la table carrée autour de laquelle nous étions assis.

— En quoi puis-je vous être utile ? Et pourquoi m’avoir choisie ?

Barknar avait pris l’apparence d’une femme. Elle était vêtue d’un pantalon de velours noir et d’un tricot de laine gris. Elle s’appropria alors la parole :

— Nous aimerions vivre ici, mais l’être humain nous paraît si stupide qu’il nous semble difficile de cohabiter avec lui. Nous avons arboré des tenues, afin de nous faire accepter plus facilement, même si cela ne suffira pas. Bref, des confrères intersidéraux ont considéré tes capacités encéphaliques comme acceptables. Nous nous en remettons donc à ton enseignement.

Sa voix était assez aiguë et bien humaine cette fois.

— Il vous faudra faire de gros efforts pour paraître humain et obtenir la sympathie de mon peuple, n’hésitais-je pas à les mettre en garde alors que Zôm se levait de son siège pour aller faire un tour du côté du ragondin endormi dans une touffe d’herbe.

— Pourquoi dis-tu cela, professeure Marnie MacDemon ?

— Eh bien, tout d’abord, cessez de prétendre que l’humain est stupide et…

Je ne pus m’empêcher de hurler lorsque mon attention se porta vers Zôm. Celui-ci urinait à volonté sur les plantes vertes du biotope. Il s’arrêta, puis remonta son pantalon. Il ne comprit pas ma réaction et revint peu fier à la table.

— Quel est le problème, professeure Marnie MacDemon ? interrogea sérieusement Barknar en réponse à mon mécontentement.

J’étais furieuse, mais je devais me calmer. Il pouvait en effet leur paraître étrange que les êtres humains urinent en général, lorsqu’ils sont en communauté, dans un lieu prévu à cet effet.

— Les humains ne font pas ce genre de chose devant leurs congénères, déclarai-je à haute voix pour bien me faire comprendre.

— Quelle en est la raison ? s’étonna-t-il.

— L’humain a ses raisons que la raison n’a pas. C’est comme ça, un point c’est tout !

— L’humain est très complexe malgré ses faibles capacités intellectuelles. J’en suis surpris, rétorqua Zôm.

Je fis semblant de ne pas entendre sa désobligeante remarque, puisqu’il ne prenait pas en compte mon tout premier conseil.

La théière laissait émaner une douce odeur végétale. Je versais son contenu dans des petites tasses en fonte que je disposais auprès de chacun de mes convives. Yuri avait désormais une bouche des plus sensuelles, mais elle n’avait pas encore servi à prononcer le moindre mot.

— Aimes-tu cela, Yuri ?

— Oui. C’est si bon.

Amok : 0 – Entropion : 1 ! J’aimais bien Yuri sous son apparence humaine. Elle était jolie et semblait avoir un goût vestimentaire appréciable. Elle parlait peu et restait mystérieuse. Elle pourrait facilement se faire des amis, en comparaison avec ce bougre de Zôm qui me paraissait vraiment sans gêne.

— C’est du Gyokuro, un excellent thé venu d’une planète sphérique qui se trouve dans la Voie lactée. Il m’a été offert par des randonneurs interstellaires aux corps translucides qui ont voyagé par là-bas. C’était en fait une récompense pour m’avoir capturée.

— Il s’agit de la planète Terre située à 28 000 années-lumière de son noyau galactique, ajouta Barknar pour étaler son incommensurable savoir.

— Où puis-je pisser ? se manifesta à nouveau Zôm qui avait dû s’arrêter dans son élan.

— Une porte est au bout du couloir. C’est derrière. Prends place sur la cuvette et fais ce que tu as à faire.

— Je ne vais quand même pas me purger dans l’un de ces fichus bocaux blancs en céramique ! C’est complètement stupide.

— Si ! Et n’oublie pas d’y déverser une poignée de copeaux quand tu auras terminé !

Ce Zôm se moquait de moi. En fait, il faisait semblant d’ignorer les us de mon peuple pour mieux s’en amuser. Lorsqu’il revint à la table, je lui fis comprendre qu’il ne se ferait jamais d’ami en agissant ainsi. Son expression de visage vira vers la tristesse. Ma remarque semblait l’avoir blessé. Notre discussion ne dura pas plus longtemps, car j’étais fatiguée. J’avais passé toute la journée sur mes expériences et j’enviais le ragondin qui sommeillait en paix depuis l’averse provoquée par Zôm. J’acceptais évidemment de leur apporter mon aide. Yuri resta au laboratoire avec moi. Il faisait trop froid pour qu’elle aille dehors ou dans la soucoupe non isolée. En revanche, Barknar et Zôm y retournèrent. Ils devaient reprendre leurs enveloppes corporelles initiales, afin de pouvoir se sentir à nouveau eux-mêmes. C’était une nécessité, disaient-ils. Pour cela, il leur fallait trafiquer le catalyseur. Le problème avec cet appareil était qu’il ne donnait pas la possibilité à Yuri de garder son apparence féminine. Et donc, après quelques efforts pour ouvrir la porte du vaisseau et certaines manœuvres amokiennes fastidieuses, Yuri se transforma inéluctablement en la branche d’arbre qu’elle avait été. Le thé l’avait tout de même hydratée et les feuilles qu’elle arborait semblaient moins ternes et recroquevillées. En l’état, je ne savais qu’en faire. Alors je la mis dans le parc naturel. Elle m’en remercia par télépathie avant que j’aille au lit.


Les deux sots étaient ensevelis sous une masse conséquente de neige. J’enfilais combinaison, bonnet, raquettes et moufles avant de sortir avec ma pelle pour déblayer. Je tapais sur la carrosserie avec l’outil et Zôm ouvrit la porte. J’avais oublié qu’il était aussi petit que Barknar sous son apparence originale.

— Première leçon ! Nous partons au village pour obtenir quelques provisions.

Ils semblaient enjoués d’apprendre à se comporter en humain et cette bonne humeur me fit chanter. Il ne m’en fallait pas plus. Barknar appuya sur l’interrupteur du catalyseur et lui et son ami se transformèrent en ceux avec qui j’avais pu discuter la veille. En retournant au laboratoire, je vis Yuri consoler le rongeur à coup de douces caresses. Elle l’avait effrayé en mutant devant lui. Je profitais de la ballade pour raconter un peu ma vie :

— Ressentez-vous qu’il est difficile d’avancer dans cette masse de neige ? Eh bien, sachez que j’espère bientôt remédier au problème en utilisant quelques grammes d’argent nickelé disponible sur les flancs du Dragon Céleste.

Je leur montrai le sommet en question. Il s’agissait de la plus haute montagne du Monde, volcanique et cerclée d’une dentition aiguisée de pics rocheux. Une feuille de cette matière incrustée dans les stries de la semelle devrait faire l’affaire si je parvenais à en ramener à nouveau et que mes calculs n’étaient pas faussés par l’altération due à sa modification.

— Quelqu’un aurait pu y penser avant, grommela Zôm qui devait enjamber difficilement la poudreuse à chaque pas tandis que Yuri m’encourageait à poursuivre mon invention.

— Tu aurais dû caler une planche sous chacun de tes pieds pour ne pas t’enfoncer bêtement, toi à l’intelligence si suprême ! Sache que la seule idée de gravir le Dragon Céleste est considérée comme un acte de folie. Et pour cause, la lave est fréquemment crachée de sa gueule béante lorsqu’il ne s’agit pas des émanations mortelles de son haleine ! Nous arrivons bientôt au village. L’idéal serait que tu ne parles pas aux gens que nous allons croiser. Et cela vaut également pour toi, Barknar.

Ils se regardèrent d’un air abasourdi, puis dirent en même temps :

— Qu’il en soit ainsi !

Barknar avait une question pertinente :

— Comment bien imiter l’humain pour ne pas se faire démasquer ?

— C’est simple. Il suffit avant tout d’être gentil ! Il faut aussi éviter de trop amener à réfléchir. L’idéal est de parler de choses qui concernent les gens, comme de la pluie et du ciel bleu ou du concours annuel du cueilleur de champignon qui débute le mois prochain. Le plus important est de A : ne pas critiquer ou enfreindre les us et coutumes et de B : ne pas dévaloriser l’humain, car à priori, vous en êtes désormais.

— Merci professeure Marnie MacDemon.

Nous arrivâmes à l’entrée du village. Cet endroit était idéal pour ses habitants, car le froid l’atteignait rarement. Des sources chaudes passaient juste en dessous dans un ensemble complexe de galeries et elles étaient si efficaces que la neige au sol ne tenait guère longtemps. De la mousse végétale s’était immiscée dans les interstices du pavage de la place circulaire. Les maisons avaient été pour la plupart moulées dans une terre aux caractéristiques mécaniques intéressantes. Elles revêtaient désormais des chapeaux d’herbe bien touffue, des menuiseries en bois travaillé ou brut dont l’écorce tendait à se décrocher de l’aubier. Certaines de ces demeures possédaient un empilement de pierre sur l’un des pans de la façade. Cela servait à maintenir plus longtemps la chaleur du foyer en hiver et la fraîcheur l’été. J’avais jadis vécu ici. C’était le bon vieux temps. Je poussais la porte vitrée de l’épicerie. La marchande posa son tricot sur une table, puis vint à nous.

— Marnie ! Comme je suis contente de te voir.

Elle poursuivit sur une série de questions à propos de la santé, du temps, du laboratoire et de mes projets. Je n’avais pas la possibilité de répondre, car elle enchaîna :

— Que puis-je faire pour toi… et tes camarades ?

Elle regardait tout mon petit groupe en attendant ma réponse, cette fois.

— Je viens chercher quelques denrées alimentaires.

— Bien sûr, bien sûr. Prends tout ce dont tu as besoin !

Je sortais deux sacs de ma poche pour les emplir de bonnes choses à manger. J’avais sauvé la vie d’Hannah lorsque le Dragon avait répandu cendres et feu sur le village lors de cette terrible éruption cinq ans auparavant. Du coup, elle m’offrait toujours ses ingrédients en guise de remerciement. Cela me gênait un peu, mais l’autre épicerie se trouvait à deux jours de marche. Yuri, Barknar et Zôm se tenaient à mes côtés. Ils observaient et prenaient note de ce cours sur les relations humaines. Quand nous sortîmes de là, Barknar ne put s’empêcher de remarquer le plat du jour proposé à la taverne.

— Une tourte aux quatre viandes ! Mon cher Zôm, il est l’heure de goûter quelques victuailles humaines.

— Pour sûr ! répondit Zôm, la salive s’accumulant au coin de sa bouche.

— N’oubliez pas mes conseils. Pour ma part, je retourne au laboratoire.

Yuri avait décidé de m’accompagner. Elle semblait préférer ma compagnie à celle des deux idiots. C’était réciproque.


Les amokiens m’avaient relaté leur premier exploit. Ils étaient orgueilleux d’avoir su « berner le barbu », comme ils disaient. Ils m’avaient fait part des moindres détails par télévision. Voici ce qu’il s’était passé à la taverne de Sven :

— Salut tavernier ! Je suis Zôm et voilà Barknar. Le ciel est nuageux aujourd’hui. Et puis…

— C’est bientôt le concours de champignons, avait poursuivi Barknar.

— Exact ! Je compte bien y participer comme chaque année. Moi, c’est Sven ! J’vous sers quoi les amis ?

— Une tourte aux quatre viandes, avaient dit en chœur les amokiens.

Ils étaient décidément sur la même longueur d’onde.

— Et c’est parti. Une tourte aux quatre viandes, une ! avait hurlé Sven au cuisinier qui suait derrière ses fourneaux.

— Une chacun en fait, avait rectifié Zôm, affamé.

— Bien, mon gars. T’as entendu fiston ?

Le cordon-bleu avait répondu par l’affirmative.

— Que faites-vous dans le coin ? C’est pas tous les jours qu’on voit des voyageurs par ici !

— Nous te commandons de la tourte, Sven.

Le tavernier qui ne s’était pas attendu à cette réponse avait tenté de mieux se faire comprendre.

— J’veux dire, vous v’nez pas là que pour ma tourte quand même. J’sais bien qu’elle est bien bonne, mais… ah ah ah.

Il s’était esclaffé à grande bouche sous sa barbe rousse. Son visage était devenu plus rouge que celui d’un amokien dans son enveloppe corporelle natale. Il n’avait pas eu d’autre réponse, mais n’en attendait pas vraiment, car il savait qu’il pouvait paraître trop curieux.

— J’vais aider mon gamin. Vous s’rez servi plus vite comme ça, avait-il ajouté après un moment.

Durant l’attente, Zôm et Barknar s’étaient félicités d’être parvenus à s’octroyer la sympathie d’un villageois. Ils devaient pour cela faire preuve d’efforts colossaux et Zôm avait bien failli insulter Sven d’idiot lorsque celui-ci avait demandé ce qu’ils faisaient ici. Pourtant, Sven était très gentil et pas du tout stupide. Les tourtes fumantes étaient arrivées sur le comptoir. Une belle boule dorée et croustillante abritait un cœur chaud et tendre d’une variété de surprises gustatives riches en fer. Ce repas leur avait paru tout bonnement délicieux. Il y avait une sorte de recommandation nutritionnelle sur Amok qui disait : « Quatre viandes par jour sinon rien ». Cette tourte était donc le plat idéal de tout amokien. Barknar et Zôm se mirent alors à admettre que l’humanité comprenait, malgré tout, une infime part d’intelligence. Ils ne savaient cependant pas que ce régime ne convenait pas à leurs corps d’humains s’il était trop fréquent. Ce fut pour cette raison qu’ils prirent le même plat tous les jours pendant les deux semaines qui suivirent. Ils menaient leurs petites vies costumées le jour, mais dès la nuit tombée, ils reprenaient leurs vraies apparences et faisaient la fête dans la soucoupe. Yuri et moi les retrouvions ivres tous les matins. Ils avaient mis au point « une ruse », disaient-ils, pour obtenir gratuitement des tourtes, des chopes de bière et même de la liqueur de coing. Elle consistait à se rapprocher des gens, afin de décupler leur pouvoir empathique et ensuite leur demander tout ce qu’ils voulaient ; c’est-à-dire nourriture et boisson. C’était de la manipulation. J’étais contre cette odieuse pratique. Je n’appréciais pas beaucoup Barknar et Zôm, pour la raison énumérée juste avant, mais aussi parce que chaque soir ils me subtilisaient l’apparence de Yuri en désactivant le catalyseur. Cette dernière et moi étions tombées amoureuses. Je ne pouvais cependant pas dormir aux côtés d’une branche en fleurs, car ses magnifiques pétales rouges auraient déteint sur les draps et qu’elle n’aurait pu se sentir bien, allongée, les feuilles froissées. Elle restait donc chaque nuit dans le biotope du ragondin qui s’y était accoutumé.


Le lendemain matin, Yuri et moi allâmes à la salle d’art du village. Elle souhaitait profiter de son nouveau corps fait de bras et de mains en s’essayant à la sculpture. Sur Entropion, elle était créatrice d’organismes pouvant s’apparenter à nos végétaux et cette passion artistique devait perdurer d’une façon ou d’une autre. J’étais impatiente de voir ses œuvres. Sur le chemin, nous croisâmes les amokiens avec une besace emplie de boissons alcoolisées. Ils avaient chacun de quoi boire à la main et riaient des villageois qu’ils dupaient si facilement. Zôm s’était défiguré pour faire croire à une maladie rare. C’était pathétique. Ce pauvre Sven devait avoir sa cave vide. Sur la vitre de sa devanture, je pus constater que sa fameuse tourte s’était amoindrie de deux viandes. Il fallait que je fasse quelque chose pour lui, alors avec Yuri, main dans la main, nous entrâmes dans la taverne.

— Oh oh ! Bonjour, Marnie… et bonjour…

— Yuri, mon nom est Yuri. Enchantée, Sven !

— Moi aussi j’suis enchanté ! Ça fait longtemps que t’es pas passée à la taverne, me dit-il.

Il semblait très content de me revoir. Quand j’étais petite et que je venais ici avec mes parents, il me mettait toujours une confiserie dans la bouche avant de repartir. Ce village m’apportait ses bons souvenirs pour mieux me rappeler que je n’avais rien pu faire pour garder ma famille en vie.

— Sven, il ne faut plus te faire avoir par Zôm et Barknar. Ils sont mauvais.

— Que nenni ! Tout l’monde est gentil. Et puis, ce pauv’ Zôm va bientôt mourir. Si j’peux l’aider ou juste lui faire plaisir…

— Non, tu te trompes. Zôm s’est fait les éraflures au visage tout seul pour que tu croies qu’il est malade, mais c’est une comédie. Quant à Barknar, elle fait semblant de boiter.

— C’est honteux ! remarqua-t-il.

— C’est certain, ajouta calmement Yuri.

— J’ai toujours eu confiance en toi, Marnie. Merci de m’avoir mis en garde.

Il était déçu du comportement aberrant des amokiens et y pensait avant de se ressaisir.

— Assez discuté ! Je vous sers quoi mes tourterelles ?

Il avait de nouveau son grand sourire sous sa moustache hirsute. Après avoir choisi de la soupe en boyau, nous allâmes toutes les deux à une table. Nous avions l’embarras du choix, puisque la taverne était vide à cette heure-ci. Les clochettes à l’entrée furent secouées peu de temps après. Elna et Gudmund venaient d’entrer. Je ne comprenais pas pourquoi ce couple me dévisageait autant, l’air intrigué. Elna s’approcha alors de nous et se mit à me parler au moment où Sven apportait nos plats :

— Tout va bien, Marnie ? Pourquoi comptes-tu manger face à cette étrange plante ?

Je me tournai subitement. Sven se tenait debout, abasourdi et les yeux écarquillés.

Je le fixais d’un regard complice tout en répondant à Elna ce mensonge, même si je ne savais pas vraiment mentir :

— C’est pour une expérience. Rien de grave !

— Vas-tu la nourrir ? me questionna-t-elle.

Elle devait penser que j’étais devenue folle. Cela aurait pu être le cas avec l’accident d’il y a cinq ans et mon soudain isolement, mais je m’en sortais.

— Non !

Yuri avait repris son apparence naturelle en un instant. Je me levai, tapant maladroitement l’un des pieds de la chaise sur les orteils nus d’Elna. Il fallait que je retourne vite chez moi. Je pris Yuri, puis murmurai à l’oreille de Sven que j’étais désolée et que je lui expliquerai tout. Je lui devais bien ça, après le mal qu’il s’était donné à nous faire ce repas qui, je n’en doutais pas, aurait été délicieux. J’avais fort à parier que les deux amokiens stupides jusqu’à la moelle – s’ils en possédaient une – s’étaient évertués à éteindre le catalyseur pour leur plus grand confort. J’étais furibonde et retournais en direction du laboratoire d’un pas pressé. Yuri, perchée sur mon épaule droite, me transmettait qu’elle avait un mauvais pressentiment.


Elle avait eu raison. Devant la soucoupe, un amoncellement de bouteilles en verre vides. Dedans, un catalyseur faisant des étincelles. Derrière, deux petits êtres, la tête blottie dans la neige.

— Mais que faites-vous ? criais-je pour qu’ils m’entendent.

Ils sortirent de la poudreuse, craignant ce que je pourrais leur faire.

— Wic ! On a tout saboté. Il se peut que tout explose en plus. Wic !

Barknar et Zôm étaient dans un état pitoyable.

J’allais vérifier d’un peu plus près dans la boîte métallique. Une forte odeur de liqueur planait encore. La machine à les transformer fumait désormais. Il n’y avait absolument aucun risque d’explosion, mais le catalyseur avait sombré dans l’alcool. Il gisait dans une petite flaque formée par le sol d’aluminium cabossé. Je l’ôtais de là pour le ramener au laboratoire. J’étais paniquée, car la seule idée de ne plus pouvoir être avec la Yuri humaine me donnait de tragiques envies. Je posais l’appareil sur une table pour examiner son état. Il était fait d’un étrange alliage et se constituait de deux parties. Je n’avais jamais pu observer un mécanisme si sophistiqué. Il suintait d’un liquide rouge très sombre, presque noir. Je pleurais. Je pensais ne jamais pouvoir le réparer. Barknar et Zôm vinrent s’excuser, mais j’étais tellement en colère, que je hurlais ne plus vouloir les voir et qu’il était intolérable que de si petits êtres continssent autant de bêtise. Ils me répondirent alors à nouveau en chœur et bêtement :

— Qu’il en soit ainsi.

Ils se reclurent dans la Grande Forêt, une expression de peine dans le regard. Probablement qu’une espèce plus intelligente que la leur avait conçu cette soucoupe et ce catalyseur. Après ce moment de désespoir, Yuri me fit parvenir une remarque des plus utiles :

— Les deux parties du catalyseur fonctionnent par lévitation.